Martin Grandjean, chercheur en histoire contemporaine, humanités numériques et analyse et visualisation de données à l'Université de Lausanne et co-président du comité scientifique a accepté de répondre à nos questions.
Si elle a été officiellement créée en 2014, l’association Humanistica est la concrétisation d’une dynamique initiée par une communauté de personnes intéressées par le développement des humanités numériques dans l’espace francophone qui lui est antérieure. Cette histoire est intimement liée aux THATCamp (The Humanities and Technology Camp) francophones, des événements destinés à rassembler au-delà des frontières disciplinaires ou professionnelles et à renouveler nos modes d’échange (c’est le principe d’une unconference, le programme n’est composé qu’au dernier moment, et est surtout fait d’ateliers). La publication du « Manifeste des Digital Humanities », rédigé lors du THATCamp de Paris en 2010, a cristallisé cette communauté et c’est lors du THATCamp de 2012 qu’est née l’idée de créer une association pour pérenniser la dynamique. Le THATCamp de Saint-Malo en 2013 a donné mission à un groupe de travail de rédiger des statuts, une tâche qui a abouti à une assemblée générale constitutive en 2014 à Lausanne. Impliquant une très grande diversité d’acteurs, ces étapes témoignent de la dimension très ouverte ou « généraliste » d’Humanistica.
Faire se rencontrer les gens et leur offrir un espace d’expression est l’objectif principal d’Humanistica. Or, on observe que la diffusion des humanités numériques dans les milieux universitaires francophones s’accompagne d’une forme d’institutionnalisation : les unconferences ne sont dès lors plus toujours le lieu privilégié puisque ce que l’on cherche désormais n’est plus uniquement de mettre des individus en relation mais aussi de leur permettre de communiquer leur recherche. C’est aussi le sens de la revue Humanités numériques, publiée chez OpenEdition (https://journals.openedition.org/revuehn/) : la communauté des humanités numériques n’a pas seulement besoin d’échanger autour de pratiques et de techniques, mais doit désormais aussi faire ses preuves en apportant des résultats. Le colloque de Rennes en 2021, après une première édition très limitée par la pandémie à Bordeaux en 2020, est donc l’occasion de mettre en évidence les résultats de recherche de la communauté des humanités numériques francophones.
À titre personnel, je retiens le caractère très divers du panorama des humanités numériques qu’il nous a été donné de voir. C’est bien le sens d’une manifestation comme celle-ci, c’est-à-dire offrir un rendez-vous fixe pour procéder à une sorte d’état des lieux. D’autres conférences plus spécifiques existent déjà, ce sont des endroits où chaque champ de recherche peut se retrouver et échanger sur une technologie en particulier, ou un type de question de recherche. Ici, au contraire, on montre que le numérique est un élément complètement transversal à toutes les disciplines des sciences humaines et sociales.
En tant qu’organisateur, la participation nous a également réjouis parce qu’il était extrêmement difficile de prévoir à l’avance si la communauté répondrait présente. Avantage d’un colloque à distance, parmi beaucoup d’inconvénients, des personnes qui n’auraient pas pu envisager de se déplacer y participent quand même. Au final, plus de 550 personnes s’y sont inscrites, et même si la plupart n’ont pas suivi toutes les présentations, il y avait en permanence entre 100 et 250 personnes connectées simultanément pendant ces trois jours.
Cela fait plusieurs décennies que des technologies numériques font partie de la « boîte à outils » des chercheuses et chercheurs en SHS, ce n’est donc pas à proprement parler une révolution. Mais l’appropriation de ces outils (et leur développement rapide ces dix dernières années) suit en effet une courbe exponentielle, parce qu’elle apporte de nouvelles perspectives de recherche et qu’elle bénéficie indubitablement d’un certain effet de mode. Cette dynamique va nécessairement finir par plafonner d’ici quelques temps. Il est d’ailleurs à prévoir que le terme « humanités numériques », très utile aujourd’hui pour rassembler une communauté très hétérogène et lui faire prendre conscience de son existence, laisse sa place à des regroupement interdisciplinaires plus spécifiques, voire disparaisse complètement une fois que ces méthodologies auront définitivement été adoptées par les disciplines de SHS. Tant mieux, cela signifiera que le travail des pionnières et des pionniers a porté ses fruits et que la démocratisation des compétences numériques sera advenue, mais il y a fort à parier que nous aurons toujours besoin de lieux d’échanges transversaux au-delà de nos disciplines d’origine.
Informations complémentaires
Les Humanités numériques sont un domaine de recherche, d'enseignement et d’ingénierie au croisement de l'informatique et des arts, des lettres et des sciences humaines et sociales. Elles se caractérisent par des méthodes et des pratiques liées à l'utilisation et au développement d'outils numériques en sciences humaines et sociales, en ligne et hors ligne, ainsi que par la volonté de prendre en compte les nouveaux contenus et médias numériques, au même titre que des objets d'étude plus traditionnels. |